La semaine a été marquée par la chute de Soledar sur le front, l’envoi de matériel occidental à l’Ukraine, la nomination de Gerassimov à la tête des forces russes. Voici donc une très longue enfilade.
Sur la partie nord du front, la stabilité domine. Les Ukrainiens auraient pris en partie le village de Novoseliske. Poursuite des affrontements à l’ouest de Kreminna, sans avancée notable. Sur la partie sud (Zaporijia), les Russes pousseraient (sans progrès réel) à Velyka Novoselika et auraient gagné un peu de terrain plus à l’ouest vers Drojianka. Pas de changement à Donetsk ou face à Horlivka
L’essentiel s’est donc joué dans la zone Soledar – Bakhmout. Rappelons que la prise de Yakovlivka fin décembre a déclenché ce mouvement et que la semaine dernière, Soledar était prise par les Russes à 40 %. Ils ont poursuivi leur progression et pris tout le centre et quasiment toute la mine de sel, soit au moins 90 % de la ville. Les Ukrainiens seraient encore aux alentours du puits de mine n° 7 et la gare de Sil serait disputée. Malgré tout, la position ukrainienne paraît très précaire.
Depuis le sud de Soledar, les Russes pousseraient vers Blahodatne à l’ouest (la T 513 entre Bakhmout et Siversk est sous leur feu), et vers le village de Krasna Hora où les Ukrainiens résistent depuis trois jours. Au nord de Soledar, on assiste à une poussée russe depuis Yakovlivka vers les villages de Vesele et Rozdolivka, depuis Berestove vers l’ouest, enfin autour de Spirne. Ces efforts convergent vers Siversk, encore hors d’atteinte.
Au sud de Soledar, les Russes ont pris Pidhorodne qui était encore disputée la semaine dernière. Cette position en surplomb de Soledar leur permet : de pousser vers Krasna Hora qui est donc attaquée de trois côtés ; de menacer l’ouest et le village de Skovoridka ; Enfin, d’appuyer les avancées vers Bakhmout. A Bakhmout proprement dit, les Russes ont aussi avancé légèrement : fabrique de champagne au nord-est, quelques blocs des quartiers résidentiels à l’est, mais pas au sud où ils sont encore arrêtés à Optyne.
Mais au sud de Bakhmout, la situation ukrainienne se complique. J’avais annoncé la localité de Klichiivka comme russe sur la foi d’un CR d’ISW, elle est toujours ukrainienne. Cependant, sa liaison au nord avec Bakhmout est coupée et les Russes ont avancé jusqu’aux lisières sud-ouest de la bourgade. Un peu plus loin, on observe une pression russe (encore contenue) vers Dylivka et Bila Hora.
Samedi, une nouvelle campagne de frappes de missiles a frappé l’Ukraine. Elle s’est déroulée en deux phases, probablement une première pour activer les défenses sol air, la deuxième salve pour frapper ces dernières et viser les cibles, y compris civiles. Selon certains, après avoir frappé les stations de relais électrique au cours des dernières semaines, les Russes auraient visé cette fois-ci les usines de production d’électricité, comme à Ivano-Francisk. Les coupures sont massives dans tout le pays.
Appréciation militaire : je conduirai l’analyse selon les trois niveaux tactique, opératif et stratégique.
1) Tactiquement : La logique d’une campagne d’usure vise à abimer suffisamment le dispositif adverse pour provoquer des ruptures localisées. L’agresseur espère pouvoir élargir ce point pour que la rupture s’étende. Pour l’instant, la rupture est encore localisée et constitue indéniablement un revers pour Kiev, le premier depuis six mois et la perte de Lissitchansk. Mais la prise de Yakovlivka il y a trois semaines a suscité les conséquences que l’on envisageait à l’époque.
Localement, on peut observer un ralentissement de la progression russe au cours de la deuxième partie de la semaine. Cela peut être dû par 1/ Une usure relative des forces russes qui se seraient épuisées dans la conquête de Soledar : c’est le discours ukrainien. 2/ Par une réarticulation avant de relancer l’action. Les deux sont possibles et le précédent de Popasna, en mai juin, rend crédibles les deux interprétations.
Il paraît toutefois difficile aux Ukrainiens de repartir de l’avant dans la zone. En revanche, l’arrivée des Russes dans le thalweg de la rivière Bakhmouta permettra aux Ukrainiens de battre les positions ennemies dans le creux par leurs feux, si les Russes ne parviennent pas à monter sur le rebord. Notons qu’ils y sont déjà vers Klichiivka. Les Ukrainiens peuvent donc soit poursuivre leur défense de l’avant, notamment à Bakhmout, ou alors se rétablir sur le rebord à l’ouest. Tout dépendra en fait de ce qui se passe à Bakhmout et des possibilités russes.
Or, ceux-ci ont deux options immédiates : au sud, la prise de Klichiivka leur permettrait de battre de leurs feux la route 504 qui est un des deux derniers axes d’approvisionnement de Bakhmout. Au nord, la prise de Krasna Hora puis de Paraskoviivka leur permettrait de couper la M03, deuxième et dernière pénétrante ukrainienne dans la ville. Couper ces deux axes entraînerait mécaniquement la perte de Bakhmout. Observons que ce matin, un article du WaPo mentionnait l’hypothèse de l’évacuation ukrainienne de la cité. Sans être pessimiste, la chute de Soledar fragilise profondément la position de Bakhmout.
2) Opérativement. Même si Bakhmout ne tombe pas, la chute de Soledar fragilise le dispositif ukrainien. En effet, les Russes vont pousser depuis la ville vers le nord de façon à construire un saillant autour de Siversk. Ceci explique leurs efforts simultanés depuis Yakovlivka et Berestove, mais aussi contre Bilohorivka qui appartenait jusque-là au dispositif ukrainien de pression contre Kreminna. Or, les voies d’approvisionnements vers Siversk sont restreintes, plusieurs ponts ayant été détruits à l’ouest de la ville. On peut donc prévoir que les Russes vont pousser dans cette direction. Encager Siversk faciliterait à l’évidence leur résistance en avant de Kreminna.
Mais les Russes vont également pousser au sud de Bakhmout. Ainsi, au cours des derniers mois, ils ont très lentement avancé depuis l’est de la route 513 jusqu’à monter sur le revers du thalweg, entre Klichiivka et Ozarianivka. Cela s’est fait à petit bruit mais constitue la possibilité de presser Toretsk par le nord.
Pour les Ukrainiens, plusieurs options se présentent. Soit poursuivre la défense de l’avant, comme ils l’ont toujours fait depuis le début de la guerre. Cela dépend bien évidemment de leurs réserves disponibles, en hommes ou en canons. Constatons que depuis plusieurs semaines, leur pression sur le reste du front s’est amenuisée. Est-ce dû à un épuisement ou à la préparation d’autre chose ? En effet, l’autre option serait de garder son sang-froid et de continuer de préparer une contre-offensive majeure sur un autre point du front, de façon à forcer les Russes à alléger leur pression dans le secteur de Bakhmout. La troisième option consiste à abandonner des positions avancées et menacées (Bakhmout voire Siversk) pour se rétablir sur une ligne plus à l’ouest (Kostiantinyvka, Tchasiv Yar, Rai Olexsandrivka). Ce n’est pas du tout dans les habitudes ukrainiennes. Si cette option était retenue, elle signifierait que les Ukrainiens ont été fortement déstabilisés par la poussée russe et ont des difficultés de réserves, à la différence des deux autres options.
3) Stratégiquement. La prise de Soledar constitue le premier succès russe depuis six mois. Il est encore trop tôt pour le qualifier (mineur ? notable ? majeur ?) mais à l’évidence, c’est un succès. Il peut aussi bien s’arrêter là ou déclencher des conséquences plus nettes. Cela vient en tout cas valider la stratégie russe de guerre d’usure considérée comme gagnable grâce à une mobilisation du pays et la frappe de l’ensemble de l’adversaire ukrainien, aussi bien dans la profondeur que sur la largeur du front. Cela passe par des moyens matériels comme humains. Du côté matériel, j’ai régulièrement considéré ici que les Russes étaient beaucoup moins affaiblis que d’aucuns le pensaient. Il semble que le RAPFEU demeure à leur avantage et qu’ils aient réussi à recompléter leurs stocks de munitions comme de missiles (cf. analyse ici ) . Quant à la mobilisation partielle de 300.000 h, après des débuts chaotiques, elle semble donner un avantage sur le terrain. La rumeur d’une nouvelle mobilisation (500.000 h) bruisse.
Cette capacité met en défaut la stratégie ukrainienne. Celle-ci passait par la combinaison de l’attrition de l‘ennemi et de l’initiative localisée, comme ce qui s’est passé à Izioum à la fin de l’été. Mais cela suppose d’user plus l’adversaire que soi-même. Or, rien n’est moins sûr. Beaucoup citent à l’envi le chiffre d’un RAPFOR de 3 contre 1 pour l’agresseur. J’ai (comme beaucoup) relativisé cette notion qui n’est qu’un abaque mais se rencontre rarement dans la réalité. Personne ne sait aujourd’hui le niveau de pertes relatif des deux parties. Localement comme à Soledar, force est de constater que ce sont les Ukrainiens qui ont reculé, non sous l’effet de la surprise mais sous l’effet d’un rapport de forces et de feu. C’est un revers qui contredit le discours positif affirmé depuis des mois. L’avenir dira s’il s’agit d’un simple contretemps ou d’un tournant.
La nomination de Gerassimov suscite plusieurs commentaires. Tout d’abord, alors qu’on le disait mis sur la touche et qu’il n’avait pas été vu depuis longtemps, cette désignation confirme qu’il a gardé la confiance de V. Poutine. Ensuite, trois hypothèses s’affrontent. Soit il s’agit de rétrograder Sourovikine, arrivé début octobre. Le bilan de ce dernier est mitigé : il a cédé la rive droite du Dniepr et connu quelques contretemps (frappes sur la caserne de Donetsk, drones sur une base stratégique), mais il a rétabli la ligne d’arrêt dans le nord Donbass (Svatove ni Kreminna ne sont tombés) et progressé légèrement sur l’ensemble du dispositif. Ces résultats seraient insuffisants et il faudrait une plus grosse autorité. Soit la position russe serait bien plus mauvaise qu’il y paraît, les relations entre différentes unités (terre et air ou supplétifs Wagner) très mauvaises et Gerassimov viendrait pour tout arbitrer. Soit au contraire Sourovikine aurait bien préparé le terrain et laisserait la place à Gerassimov pour le laisser conduire une grande offensive qui débuterait bientôt, si l’on en croit les nombreuses rumeurs qui circulent ces jours-ci et dont il faut se méfier.
4) Guerre économique : Notons que les mines de sel de Soledar constituent aussi un enjeu économique, à supposer qu’elles puissent retrouver une pleine production. On estime en effet qu’elles atteignaient un chiffre d’affaires de 200 millions d’euros par an.
Enfin, les frappes dans la profondeur comme celles d’hier montrent la volonté russe de détruire dans la profondeur l’ensemble des infrastructures ukrainiennes, militaires ou civiles. Si cela n’atteint pas le feu sacré ukrainien, la situation économique reste très compliquée.
Appréciation politique : Ce revers constitue un accroc de taille dans l’optimisme affiché jusque là par Kiev. La communication a changé de ton ce qui pousse Kiev à demander encore plus d’appui occidental. Pour Moscou au contraire, c’est une bonne nouvelle. Beaucoup volent à la victoire et il faut comme d’habitude rester prudent envers les interprétations des éventuels différends au Kremlin. Ce qui était plausible au temps des difficultés l’est moins au temps des succès.
La grande affaire de la semaine a été l’annonce de fourniture de matériels supplémentaires : chars légers AMX 10 RC, VCI Bradley et Marder, chars Leopard2 et Challenger… Cf. ce que je disais à ce propos la semaine dernière. Mais il reste que cet afflux soudain peut aussi indiquer une certaine inquiétude des soutiens de l‘Ukraine à l’heure des difficultés. Cela suffira-t-il ? nul ne le sait et dans tous les cas, il faudra du temps avant que ces matériels soient acheminés et utilisés sur le front.
D’ici là, les opérations se poursuivrons, soit selon une certaine stabilité, soit avec des évolutions plus marquées. A dimanche, donc.
OK